Samson | Midas — Golden Boy malgré lui

Trois mois plus tôt.

- Je t’ai déjà dit de ne pas revenir, rappela Samson.
- C’est important, protesta Eli.
- De combien as-tu besoin ?
- Tu crois vraiment que c’est qu’une question de fric ?
- Autrement, pourquoi viendrais-tu dans cette misérable ville ?
- Je te signale que la dernière fois, c’est toi qui as insisté pour que je prenne cet argent. Je n’ai pas besoin de toi.
- Tu n’as pas besoin de moi, c’est vrai. Alors qu’est-ce que tu me veux ?
- Tu me manques, Golden Boy…

Golden Boy. C’est comme ça qu’Eli aimait surnommer son frère jumeau. Bien qu'ils aient grandi dans la misère, baladés de foyers en foyers, leurs routes ont fini par bifurquer. Dans l’enfance, Eli a toujours été le plus timide et le plus dépendant. A l'inverse, Samson a toujours eu à cœur de jouer les meneurs, le cerveau des opérations. Lorsqu’ils fuguaient et qu’ils cherchaient à se remplir les poches, Eli s'appliquait à jouer le rôle que son aîné de 20 minutes attendait de lui. Comme distraire un touriste le temps qu'il lui chaparde son portefeuille. Samson le petit rusé. Assez rusé pour obtenir tout ce qu’il voulait, à la seule force de son regard. Calculateur, il n’avait qu’à verser une larme pour émouvoir et s’éviter des ennuis. Eli, lui, avait moins de chances et il lui arrivait souvent de prendre des coups à la place de son frère. C’est d’ailleurs à force de les encaisser qu’Eli a fini par prendre des cours de boxe. Samson, lui, ne se serait jamais abaissé à mettre un seul de ses doigts précieux dans un gant de boxe imbibé de sueur. Et quand bien même, ses petits phalanges fragiles se seraient brisées en mille morceaux au premier contact avec le sac de frappe, avait pensé Eli en les enfilant pour la première fois.

- T’as toujours été le plus dur à cuire de nous deux, déclara Samson, qui le ramena à la réalité. Je ne m’en fais pas pour toi.
- Et toi le plus intelligent. J’ai lu dans un magazine à la gare que Forbes t’avait classé parmi les 100 personnalités de moins de 30 ans les plus influentes. C’est vrai ?
- C’est ce qu’on dit. Tu m’envies, ou quoi ?
- Comment ne pas t’envier ? Tu es riche, célèbre et tu as ta propre marque de vêtements et de cosmétiques, SK Beauty, à tout juste 25 ans. Alors que moi, je suis suspect et témoin numéro un dans une fusillade.
- Explique-toi, Elijah…

On dit que les jumeaux sont inséparables, unis comme les deux doigts de la main. On dit aussi que même à des kilomètres loin l’un de l’autre, deux jumeaux peuvent communiquer par télépathie... Qu'ils peuvent deviner à la simple force du regard ce que l'autre ressent au plus profond de lui-même. On en dit des choses. Toujours est-il qu’à 25 ans bien révolus, un énorme fossé les séparait. Comment ne pas haïr Samson ? Tout était de sa faute. Baccalauréat en poche, il avait fui Dakar pour étudier le commerce international et devenir quelqu’un d’autre. Depuis, le "golden boy" agissait comme si cette partie de sa vie n'avait jamais existé. Le caïd des quartiers chauds était mort et enterré. Il voulait un avenir, quitte à se séparer du seul être qui s’est toujours tenu à ses côtés : Eli. Désaimé par un frère qu’il a toujours admiré, Eli n’a pas poursuivi ses études et a enchaîné les mauvaises fréquentations. Bien entendu, Samson n’a jamais totalement abandonné Eli. Alors qu’il s’est constitué un conséquent patrimoine, il s’est toujours arrangé pour qu’Eli ait toujours à manger et un toit où dormir. Trop fier, ce dernier a à de multiples reprises refusé ces mains tendues, au grand dam de son frère. Samson désapprouve son mode de vie. Peut-être que s'il était rangé, un peu plus dans les clous, il accepterait de lui laisser une place dans sa vie. Et pour cause, Eli s'était surtout illustré auprès d’un gang de malfrats. Il est dès lors devenu une sorte d’homme à tout faire, le larbin toujours prêt à accepter le sale boulot des autres. Livrer et vendre des pilules, transporter des colis sans poser de question sur le contenu, escorter un type louche, filer un ennemi ou assurer la sécurité d’un frère… Mais sa principale mission était de jouer les phisios à l’entrée d’un club de strip tease qui servait de planque pour blanchir de l’argent. Une mission qu’il mena parfaitement à bien... Jusqu’à cette descente de police musclée à l’origine d’une fusillade meurtrière à laquelle il a échappé.

- T’es en cavale, paniqua Samson. Raison de plus pour que tu partes d’ici. Je suis navré de ne pas pouvoir t’aider.
- Tu m’abandonnes encore une fois, dramatisa Eli.
- Cesse de me culpabiliser ! Tu ne t’imagines pas tout ce que j’ai sacrifié pour me construire cet empire. Je ne laisserai rien ni personne saccager tout ce que j’ai réussi à bâtir de zéro. Tu m’entends ?
- Écoute-moi plutôt et cesse de ne penser qu’à ton pognon, ton appartement clinquant neuf, tes milliards de dollars d’actions, ton « empire » et ta parfaite petite existence de privilégié. Souviens-toi d'où tu viens, merde !
- Tu crois que je suis plus heureux que toi ? s'emporta Samson, sous le coup de l'émotion. Tu ne tiendrais pas cinq minutes à la tête de SK Beauty. Tu ne t’imagines pas tous les problèmes que j’ai à gérer moi aussi. Bon… Suis-moi, veux-tu ?

Eli questionna son frère du regard, les yeux grand-ouverts. Guindé dans son costume 3 pièces, Samson vissa ses verres fumés sur le bout de son nez et quitta la chambre miteuse en y laissant flâner son parfum ultra-coûteux. Bougon, Eli rabattit sa capuche sur sa chevelure frisée et lui emboîta le pas. Une fois dehors, il veilla à fixer le sol, de manière à ce que personne qui puisse reconnaître Samson ne décèle une quelconque ressemblance avec lui. Une pluie torrentielle s’abattait sur le parking morne et austère. À l’autre bout, une berline noire les attendait. Tous deux montèrent à l’arrière, sans s’échanger un regard. Et pour la première fois depuis que Samson avait établi ses quartiers à Chesterfield, Eli découvrit l’envers du décor de cette vie qu’il avait tant enviée. La berline progressa dans les rues insipides d’Oak River pour éviter les impasses coupe-gorge d’East Side. Elle s’arrêta à hauteur de West Cliff, pour qu’Eli puisse scruter le siège de SK Beauty.

- Tu comprends bien que je ne vais pas te laisser entrer, lui dit Samson. Personne ne sait que j’ai un frère.

Ils ne purent pas profiter du coucher de soleil mythique d’Historia Bay en raison de la pluie, mais Samson confia à Eli que ce quartier était le seul et unique charme de la ville et il lui promit de le lui montrer un jour. Enfin, ils regagnèrent les hauteurs de Chesterfield, où Eli aurait le droit de dormir pour la nuit. L'immense tour de verre lui donna le vertige et les chiffres qui défilaient dans l’ascenseur la nausée. L’appartement ne ressemblait à rien qu’il n’aurait pu louer par lui-même. À peine installé sur le canapé, Samson commanda chez un traiteur étoilé. Eli se délecta de saveurs exquises encore inconnues à ses papilles gustatives. Après avoir ri, pleuré et partagé une bière pale ale avec son jumeau si longtemps perdu de vue, le frère rebelle sombra dans les bras de Morphée. À son réveil, aucune trace de Samson, si ce n’est un mot et une enveloppe laissés sur la table basse :

« Tu la veux, cette vie ? Je te la donne volontiers. Fais-en bon usage. »

Paniqué, Eli inspecta toutes les pièces du penthouse. Désemparé, il décida d'endosser l’identité de Samson, échappant ainsi aux autorités qui le recherchent activement. Très vite, il remarqua que Samson n’avait pas de secrets que pour lui mais également pour le reste de son entourage. Aucun ami, si ce ne sont que des camarades de beuverie qui ne le côtoient que pour chauffer leur placee au carré VIP. La seule à connaître un minimum le chef d'entreprise : son assistante, Sun Hi Kwon. Se peut-il qu'elle ait constaté une différence même infime dans l'attitude de son patron ? Surtout lorsque ce dernier pose des questions auxquelles il pourrait aisément répondre par lui-même ? Peut-être bien. Toutefois, muselée par sa discrétion et son ambition personnelle, elle se garda de tout commentaire. Grâce à sa lecture assidue de la presse people, Eli eut confirmation de l'absence d'une compagne ou d'un compagnon dans la vie de son frère. Comme il serait facile d’usurper l’identité d’une personne aussi mystérieuse. Le jeune homme passa donc des nuits entières à parler, se tenir, bouger et se vêtir comme Samson, sans perdre de vue son souhait de comprendre où et pourquoi il a disparu. Cherche-t-il à fuir quelqu’un ou quelque chose ? Les deux ? Après mûres réflexion, l'usurpateur soupesa l’enveloppe qui traînait encore sur la table basse. Il la tâta du bout des doigts et découvrit une protubérance cubique.

- Un dé ? constata-t-il lorsque celui-ci glissa hors de l’enveloppe.