Blood and Wine || MARIA

               L’enfant court dans les vignes, déséquilibré par le poids massif de son cartable deux fois plus large que ses épaules. Les mollets lacérés par sa dernière traversée, il court sans regarder derrière lui, au mépris des hommes en uniforme et des ragots qui accompagnent sa course. Sa chemise est rapiécée, ses chaussures dépareillées, et la tâche de boue qui couvre sa joue ne tardera pas à fusionner à son épiderme s’il la laisse traîner une semaine de plus. Pourtant, il a le sourire jusqu’aux lèvres, et avance si vite qu’on le croirait poursuivi par tous les démons de l’enfer.

Il quitte les vignerons et les affronts incessants du cagnard de midi, et bien vite le paysage échange les façades colorées des corps de fermes rénovés pour les hauts bâtiments blancs de la ville. Une ruelle après l’autre, il saute par-dessus les palettes et évite les places publiques. Il franchit une première porte et se retrouve dans l’arrière salle d’une cuisine, où il ne récolte pour pitance qu’un petit bol de caponata. Sitôt la dernière cuillère engloutie, il repart, lui et son sac, à la conquête du village. Il salue les anciens, passe une deuxième porte, puis une troisième.

Puis je l’aperçois derrière la fumée de ma cigarette. Il a le souffle coupé et une nouvelle tâche de tomate a fait son apparition sur sa chemise. Deux hommes que je croyais endormis se lèvent de leurs sièges, récupèrent le cartable et gratifient le bambino d’une tape sur l’épaule. Un premier gaillard ouvre le sac et déballe son contenu devant le regard du petit. Il n’y voit que des sachets recouverts de plastique opaque, mais ne se fait aucune illusion quant au contenu de la livraison.

Les employés vérifient une dernière fois, puis raccompagnent le piccioto jusqu’à la porte. A peine eut-il franchi le seuil qu’ils l'accablent d’une seconde tape, cette fois plus violente. Ma mâchoire se crispe quand je le vois s’effondrer. Mais je ne dis rien. La porte claque, ils retournent s’asseoir, et la vie reprend son cours. Je garde mon agacement sous silence, mais la colère me brûle plus intensément que les cendres de cigarettes qui tombent sur mes doigts, et me ramènent derechef à l’instant.

Autrefois, l’enfant aurait profité d’un bel accueil. On lui aurait donné de quoi se changer et il ne serait pas reparti sans qu’une liasse de billets ne se glisse dans sa boîte à goûter. Mais la Piovra n’est plus ce qu’elle était, trop de ses bras ont été amputé et c’est aujourd’hui au plus profond de la vasque que nous subsistons. Un verre entre les doigts, je me rappelle les histoires de mon père, la conquête de l’Amérique et le temps des grandes familles.

Et voilà que je me retrouve nostalgique d’une époque que je n’ai pas vécu. Que je me surprends à vouloir revivre l’ambiance tonitruante des bars, des ruelles enténébrées parcourues d’une vapeur crachée par les grilles. La lumière clignotante des lampadaires crasseux épargnant les travailleurs des regards indiscrets. La moonshine que l’on faisait passer sous le comptoir, les sonorités assommantes d’un saxophone poussé dans ses retranchements, l’éclat lointain d’un coup de lupara que l’on confondrait avec la foudre. Mais surtout, le respect.

De l’ordre, de l’élégance, un code d’honneur. Que, diable, je désespère de refonder.

A cette époque, mon père était quelqu’un d’important. Un consigliere. Un genre d’homme de l’ombre qui supervisait les affaires d’une grande famille et ne rendait de comptes qu’au chef : le capo. Petite, j’étais naïve, et je croyais simplement que le restaurant familial fonctionnait à merveille. Je ne questionnais pas le nombre d’employés, les têtes rustres vissées sur les cols de chemises de maître, leurs carrures bourrues dissimulées derrière des costumes classieux, leur tendance à parler fort et à veiller tard la nuit. Je vivais dans une bulle, que l’on s’efforçait de ne pas briser.

Pour moi, les visites rendues sur le nouveau continent n’étaient que des vacances, et je ne retenais de Chicago que la gentillesse et la serviabilité des gens à notre égard. Je croyais les amis de la famille lorsqu’ils expliquaient l’absence d’untel par un rhume ou un séjour dans les îles. Je ne remettais pas en question leur sincérité, et je ne comprenais pas leurs inquiétudes, leurs sauts d’humeurs, les mots prononcés d’un ton si grave qu’ils paraissaient menaçants.

Biberonnée jusqu’à mes seize ans, cet écrin cotonneux me préserva de la dureté du monde et aucun drame ne survint avant que je n’eusse la résilience de l’encaisser. Ma mère s’occupait de moi et me considérait avec un amour parfait et inconditionnel. Elle m’apprit à apprécier l’art, la littérature et la cuisine. Avec mes frères et sœurs, nous étions choyés, et nous nous sentions chez nous partout, à chaque réception, à chaque mariage.

Puis ce fut au tour du paternel de parfaire mon éducation, lorsque la graine de mon esprit germa en une fleur nourrie d’expérience et d’attention. Ma main encore chaude du contact d’un cercueil destiné au mausolée familial, mon père me prit sous son aile. Il m’enseigna la pratique, les combines, à serpenter sur le sentier de l’illicite. A déployer mes ailes et crier lorsque cela était nécessaire, et à chanter et séduire lorsque je le pouvais. Alors, ma main devint froide, car elle côtoyait de plus en plus l’acier et le plomb. J’accompagnais les recouvreurs lors de leurs échappées funestes la nuit, et aux premières lueurs de l’aube j’embrassais le front de mon cadet devant les grilles de l’école.

La violence ne me convenait pas, mais c’était une option que notre époque avait rendue obligatoire. A contrario des vulgaires et belliqueux, j’appréciais la subtilité, et le poison administré au travers des mots et des coups de crocs innocents. Par égard envers ce qui me démarquait, l’on me surnomma Veleno, le venin. Et bien vite, je fis de ma renommée celle d’une héritière venue rendre à la pègre ses lettres de noblesse.

Aujourd’hui, le consigliere ne conseille plus personne, son cerveau pourtant si érudit égratigné par l’usure, et son cœur pourfendu d’une balle où l’on avait gravé son nom. Avec lui s’éteint brusquement la dernière génération des grands noms de notre monde… Et, si j’ai conscience que l’art exige que les meilleures symphonies soient celles que l’on laisse inachevées, mon arrogance me pousse à greffer ma partition personnelle à son requiem.

Dans ses derniers instants de lucidité, mon père m’adressa une ultime attention. Tandis que ses yeux observèrent pour la dernière fois les vignes de son enfance, une lueur étrange illumina la pièce, et du vide apparut un objet qui alla flotter devant mes yeux. Une lueur bleue, engageante, de laquelle je ne pus détourner mon attention, ni avant, ni depuis.

Ainsi débutèrent mes pérégrinations, à la poursuite de cet héritage insoupçonné et de cet interlocuteur mystère que je compte bien débusquer. Que j'ai jusqu'à voyager aux quatre coins du monde et ne plus jamais revoir ma terre, il y a dans ce mystère quelque chose de fascinant, qui n’attend qu’à tomber dans le creux de ma main.

Comme souvent, le destin ne requiert qu’une petite impulsion pour procéder. Et parfois, juste parfois, un acte aussi anodin qu’un lancer de dés peut se garnir d’immenses conséquences.

Les étapes de mon voyage ont été ponctuées par les indications malignes d’un certain “X”, que je pense être le meurtrier de mon père. Motivée par la vengeance, je l’ai traqué jusqu’à une ville nommée Chesterfield. Je pensais y trouver de grands pontes, des adversaires redoutables et une pègre surdéveloppée, mais je n’y ai vu que des mendiants, des flaques d’urine et de la misère. Il semble ainsi que mon aventure tiendra plus du récit décousu et vulgaire que de la quête épique et élégante que je m’imaginais. Qu’il en soit ainsi. J’ai trouvé refuge dans un restaurant du quartier de l’upper-center où je prépare à manger pour la faune locale en grappillant des informations au passage. Je ne me sens pas à ma place ici, cette ville a une emprise nocive sur moi, elle corrompt mon langage et ternit mon éclat. Mais ça ne m’inquiète pas, je suis prête à devenir comme eux si cela me permet de parvenir à mes fins.